L’Oracle de Delphes

PARLER de Delphes, c’est évoquer à la fois un paysage classique, qui fut, dans l’antiquité, le centre religieux de la Grèce; l’omphalos du monde civilisé, le lieu de rencontre des deux aigles lancés par Zeus aux deux extrémités du monde. C’est surtout parler d’un site incomparable, inoubliable, plein de poésie, de majesté et de grandeur, où les roches fauves des Phédriades, les oliviers verts du Pleistos et la mer bleue du golfe d’Itéa marient leurs vives couleurs, en une vision pathétique ; où, par terrasses successives, la tholos, le témenos, le théâtre et le stade, superposent sur les flancs du Parnasse leurs pierres immortelles. De nombreuses études ont été consacrées à ce haut-lieu de l’histoire. Bornons cette fois notre ambition à l’étude du curieux problème psychologique, historique et religieux qu’est l’extraordinaire Oracle de Delphes. Que n’a-t-on écrit sur les oracles depuis Voltaire, Fontenelle et tant d’autres !… Avec quelle ironie facile, on les représente comme de subtils jeux intellectuels, brillants mais équivoques ; comme d’adroits messages à double sens, si artificieusement rédigés que le Dieu ne pouvait jamais être pris en défaut. A entendre de nombreux auteurs, l’Oracle de Delphes serait un chef-d’oeuvre de la malice et de l’imposture sacerdotales ; un organe secrètement politique, admirablement organisé pour confier à une théocratie les destinées des peuples helléniques. C’est là, faut-il le dire, aborder un problème important de façon fort légère ; ouvrons sérieusement un tel dossier.

Pour comprendre la psychologie de l’Oracle de Delphes, il y a lieu de rappeler tout d’abord les opinions généralement admises par les peuples de langue grecque relativement au phénomène religieux, dont les oracles sont un simple corollaire. Lorsque Delphes commence à se faire connaître par son oracle, la plupart des cités grecques étaient déjà politiquement organisées,sur une base d’autonomie et de liberté. Chacune d’elles a ses Dieux, ses héros, ses usages, ses traditions, sa mythologie. Un même Dieu, tel que Dionysos, est très différent d’aspect et de signification si l’on compare l’omophagie du Nord à la tendre image de Zagreus, enseignée dans le Sud. De là, la diversité des croyances et la tolérance religieuse des peuples helléniques. Toutefois, le seul lien stable qui les reliait entre eux n’était-ce pas cette croyance commune à une sorte d’osmose entre les Forces divines et la terre, se manifestant en certains endroits privilégiés, par le moyen technique d’oracles permanents comme ce fut le ‘cas au Manteion de Delphes et au Manteion de Lébadée. La conception générale de cette époque est que notre monde est un être vivant  transformant un ensemble harmonieux, un concert universel d’énergies diverses dont le concours crée l’équilibre ‘cosmique. Le polythéisme n’est-il pas la foi en une pluralité de causes ? Les révolutions des astres, la périodicité des jours et des nuits, le retour des saisons, manifestent un ordre logique, un merveilleux équilibre, un ornement divin : le Kosmos. Dans cet ensemble, les Dieux sont les régulateurs de la Nature, l’expression vivante et toujours présente de Lois immuables. Ils sont aussi la révélation palpable d’une mathématique universelle ; tout se meut en Force, Sagesse et Beauté. Tout est Hiérarchie, chaque être se développe à sa juste place. La position de l’être humain au sein du mystère du monde est dès lors aisée à décrire. Toute action qu’il pose procède à la fois d’une cause qui procède de sa libre volonté, éclairée par sa conscience ; et d’une autre cause, totalement indépendante de lui, qui procède de l’ensemble des influences cosmiques, qui se meuvent en dehors de lui. Or, pareille réalité, semblable dualité des causes font que tout s’enchaîne, tout se tient, tout est concaténation et dès lors, nul ne peut échapper à son destin, pas même les Dieux.

La Divination n’est dès lors pas une pratique fantaisiste et irréfléchie ; elle constitue bien au contraire un procédé utile, qui permet à l’homme d’éclairer son intelligence sur toute cause qui ne dépend point de sa volonté. Il lui parait dès lors juste, naturel et légitime de consulter les Dieux sur leurs desseins ou leurs projets; d’obtenir une détection anticipée de l’avenir c’est-à-dire des causes, déjà existantes mais encore inconnues de l’humanité. Si la Divinité ne marche pas à notre place, elle peut toutefois nous mettre sur le bon chemin. Telle est la légitimation psychologique des Oracles. Avant d’agir, s’éclairer entièrement poser alors logiquement l’acte le plus réfléchi. L’Oracle est donc un procédé habituel de con-tact avec les Puissances régulatrices du monde, supérieures à la débilité humaine ; une technique de communication avec la Parfaite Intelligence ou ses ministres ; il intéresse à la fois les Etats et les particuliers car ils ont tous de difficiles problèmes à résoudre et tous tendent à leur trouver une solution parfaite.
L’origine de l’oracle delphique a été diversement rapportée. Son antiquité pré-mycénienne n’est pas contestée : qu’en cet endroit béni nommé d’abord Pythô  il y ait eu aux temps les plus reculés un sanctuaire consacré à la fois à Gè, la mère-terre-nourricière et à Thémis, l’ordre moral du monde un haut-lieu spirituel consacré au mariage de la matière et de l’Esprit, c’est un fait actuellement admis par tous ; que les marins de Cnossos, abordant à Kirra, se soient emparés. de Crissa, et par après de l’oracle primitif, pour le dédier à Apollon et en continuer l’activité permanente, c’est là encore chose connue : Delphes même ne tient-il pas son nom du dauphin (delphos) ce sympathique ami des hommes et de la musique, guide et sauveur d’Arion, symbole marin d’un chemin qui mène au salut ? On n’eût pu mieux choisir pour Delphes, phare illuminateur de l’histoire. La technique de l’Oracle est aussi parfaitement connue.